«Vive la psychanalyse !», c’est-à-dire «Que vive la psychanalyse !». C’est un souhait, un wunsch freudien.
Il s’agit de contribuer à un souhait, que je suppose partagé. Et partagé, ici, avec les personnes qui lisent ce texte. Je les suppose, je vous suppose donc, être, au sens fort, intéressés à ce que la psychanalyse, non seulement ne meure, mais mieux encore, à ce qu’elle vive ! Vive la psychanalyse, donc ! Et vive la reconquête ! Freud ne se considérait-il pas en Conquistador… ?
Tout d’abord, je voudrais ici essayer de ramasser, d’une manière pertinente, toute la question actuelle de la psychanalyse, en France notamment ; ce n’est pas tous les jours que cela se produit.
Que dire pour ce faire…?
Qu’il y a trois temps ou, plus précisément, trois moments dans l’histoire du mouvement psychanalytique qui ont vu la psychanalyse inquiétée de se retrouver en péril. Trois moments où la catastrophe, c’est-à-dire la disparition, la mort de la psychanalyse aura été toute proche. 1926, 1956, et aujourd’hui (2004-2012). Aujourd’hui, ce moment est donc, à nouveau, un moment critique.
L’expression de moment utilisée ici est explicitement reprise à l’historien de la philosophie politique, John Greville Agard Pocock. Ce n’est, bien sûr, pas pour rien, et c’est ce qui oriente tout de suite le propos et l’analyse qui est faite de l’Histoire dans un sens, c’est-à-dire dans une dimension éminemment politique. Car il va quand même bien s’agir de cela : de politique de la psychanalyse. On n’y coupera pas. On ne pourra pas faire comme d’habitude, se rencogner individuellement dans sa tour d’ivoire, ne rien dire, ne rien faire, sous prétexte que personne n’empêchera quiconque de parler à quiconque, que l’Etat, encore démocratique et républicain, n’y trouvera rien à redire, c’est-à-dire à sanctionner et ne régentera pas ce dialogue… Sauf que ça n’est pas un dialogue et qu’en principe, il y a entre ces deux-là qui se parlent, entre autres, circulation d’argent… Et ça, l’argent, cela intéresse l’Etat par le biais du Fisc !
Comme on peut le rappeler, ces moments sont des fictions, au sens positif de Jérémy Bentham, ils sont construits comme autant d’outils symboliques pour se repérer dans l’histoire du mouvement, mais aussi des outils pour construire et influer sur l’avenir. La coïncidence avec la réalité ne s’établit que par le choix d’une lecture de celle-ci a posteriori.
1926, c’est l’affaire Theodor Reik et la lutte générale contre l’absorption de la psychanalyse par la médecine, et son idéologie que l’on peut nommer technoscientiste. Mais surtout, le heurt entre le mode de pensée de la psychanalyse et celui de la médecine, ce dernier étant parfaitement inadéquat à l’exercice de la psychanalyse. C’est la question de l’analyse qui ne peut être que profane, l’irréductible spécificité de la théorie psychanalytique et de son objet, l’inconscient, l’autonomie épistémologique de celle-ci, la particularité de la formation des psychanalystes. La psychanalyse est cette discipline qui ne souffre d’aucun lien de subordination à la médecine, qu’il soit juridique, théorique ou pratique. Seuls Sigmund Freud et Sandor Ferenczi soutiendront cette pure position face au dévoiement américain, à Jones, etc.
1956, c’est précisément l’envahissement de l’ordre médical, dans la psychanalyse, sa volonté de se situer en surplomb, son contrôle, sa domination jusque dans la formation des psychanalystes, précisément ce que Freud avait dénoncé trente ans plus tôt. C’est le règne de l’Ego-psychology américaine, ce qui amène Jacques Lacan, aussi seul que Freud face à ce problème, à intervenir pour secouer un peu le landerneau dans un, dans son « Retour à Freud ». Relire l’œuvre de Freud, à la lettre, et non point se laisser dériver avec ses épigones, élèves ou autres successeurs qui ont cette fâcheuse tendance à édulcorer son œuvre, émousser son tranchant. Lacan, on le sait, sera exclu, banni de l’IPA en 1963. Il fondera alors son école, une école qui se veut ne dépendre que des liens du discours analytique, le 21 juin 1964, l’Ecole Française de Psychanalyse, rebaptisée trois semaines plus tard, « Ecole Freudienne de Paris » EFP. Il s’agissait, dans l’esprit de Lacan, d’une école, au sens antique des écoles de philosophie, refuge et base d’opérations. Elle se voulait lacaniennement freudienne, et localisée à Paris. Elle sera dissoute le 5 janvier 1980 par l’acte, car c’est un acte, analytique, de dissolution, solitaire, comme celui de la fondation seize ans plus tôt, de Lacan, dissolution entérinée quelques mois après par un vote collectif, après un référé légaliste mémorable.
Aujourd’hui, en 2013, et depuis le début de l’affaire du docteur Accoyer sur l’usage du titre de psychothérapeute et son intégration dans la loi de santé publique du 9 août 2004, mais surtout les décrets de mai 2010, c’est à l’envahissement de la psychologie, plus que de la médecine, que la psychanalyse doit faire face. On ne cherche plus ici à la maîtriser et la faire servir à des idéaux qui ne sont pas les siens, on veut la neutraliser, puis la déglinguer, la réduire et la fondre dans l’ensemble des cinq-cents méthodes de psychothérapie, puis l’ensevelir, l’étouffer et la recouvrir insidieusement, l’assimiler à une psychothérapie comme une autre, en un mot, la tuer parce qu’on la veut et on la sait dorénavant mortelle.
L’envahissement des psychothérapies n’est pas un mot trop fort. Nous sommes aujourd’hui dans le marché d’une société de masse, dépressive et angoissée. C’est le néolibéralisme effréné, par l’imposition des lois généralisées du marché, qui envahit le champ « psy ». L’application de ses lois envahit tous les champs des pratiques professionnelles, y compris des champs qui lui étaient jusque-là étrangers, comme l’hôpital, par exemple, qui se doit, c’est un comble, de devenir une entreprise, géré comme une entreprise qui devrait faire des bénéfices. Le sujet aussi, remarquons-le est prié de se gérer comme une entreprise, laquelle entreprise-sujet est en somme une sorte, sophistiquée, de machine (exemple, on dira de cet homme-machine : « il pète un plomb », « il pète un câble », « il fait un coup de Calgon », « il doit remettre la machine en route », « il lui faut changer les piles », « recharger ses accus », « refaire du carburant »… toutes ces expressions utilisées et intégrées par le sujet lui-même et qui le « machine » chaque jour un peu plus).
L’Etat ne s’y est pas trompé, qui a voulu réglementer l’usage d’un titre, sans rien vouloir savoir, soi-disant et pour l’instant, des psychothérapies elles-mêmes, de leurs idéologies, de leurs théories, de leurs pratiques. C’est là son rôle à l’Etat encore républicain et démocratique : réglementer. Mais réglementer ne peut se faire sans préjugés idéologiques d’Etat. Et l’Etat est aujourd’hui lui-même préoccupé de la soi-disant protection des fameux « usagers », comme l’Administration publique s’ingénie à les appeler. L’Etat lutte contre les charlatans. En fait l’idéologie de l’évaluation, de la garantie à accorder, de la certification du risque zéro l’obsède. Ce n’est plus la lutte des classes qui explique le monde, c’est l’inadaptation, le handicap, la dépression. Il faut aider l’Homme à réaliser son développement personnel, le dé-stresser, lui redonner confiance en lui, l’amener à son bien-être, lui permettre de s’ajuster au Monde tel qu’il est, plutôt que de le changer. En un mot comme en cent, et dans une optique de dressage à peine masquée, il faut lui dire comment faire, car il ne sait plus, comment faire pour se saisir de ce Monde, immonde, l’exploiter plutôt que le dé-construire pour le re-construire autrement, en somme le persuader de devenir un mouton qui hurle avec les loups ! Sauf qu’un mouton qui hurle avec les loups, cela reste, quand même, eh oui… ! Un mouton ! Et ça se voit.
Mais, ce qu’apporte une telle critique, c’est d’interroger les psychanalystes : ont-ils pris toute la mesure, toute la portée de l’acte de dissolution de l’EFP par Lacan ? La réponse est non ! Toute la portée, cela renvoie au fait que cet acte est à prendre, à la fois comme un acte analytique, mais aussi, mais encore comme un acte politique, car on n’est pas devant une simple décision arbitraire, voire une lubie de Lacan, d’un Lacan déclinant, comme certains ont voulu le faire accroire.
Depuis 1980 jusqu’à aujourd’hui, c’est l’éclatement et la dispersion qui encore et encore restent le sort des regroupements d’analystes dits lacaniens. Les associations ou les écoles déjà formées depuis les années 1980 et 1990, ou celles formées ou en constante formation ou re-formation depuis les années 2000, ont beaucoup de mal à dépasser le stade du simple regroupement associatif. Et pour ceux qui croient à l’école, celle-ci reste l’Arlésienne dont on parle toujours et que l’on ne voit…pas encore, sauf à la décréter telle, ce qui n’arrange rien à l’affaire en donnant d’emblée une réponse là où la question ne semble pas encore avoir pu correctement, c’est-à-dire analytiquement et politiquement, se poser.
Les psychanalystes lacaniens semblent ainsi oublieux de l’acte de dissolution de Lacan, en 1980. Ils sont, au contraire, habités par un « rêve de retour à un état d’avant la dissolution ». Les faux regroupements effectués à l’occasion et face à cette préparation de loi de santé publique de 2004 comprenant un article 52 réglementant l’usage du titre de psychothérapeute l’ont parfaitement démontré, tout au long de cette période allant de 2003 à 2012. Ils ont d’ailleurs fait révélateurs de positions différentes. Trois positions concernant la dissolution sont repérables : le déni, le refoulement et la forclusion de l’acte de dissolution.
Comment lever un tel oubli de ce qui fût un acte analytique et politique de Lacan ? C’est l’enjeu, aujourd’hui, de ce troisième moment. Mais, pour ce faire, il faut reprendre l’impensé de la dissolution – alors que tout cela, la réflexion, l’analyse, avaient bien commencé par un travail de et sur la dissolution, avec l’épisode de La Cause freudienne (du 21 février 1980 à fin mars 1981) et la revue Delenda -, cet impensé qui est à la source de la dispersion des analystes lacaniens depuis la dissolution. Comment, donc, de la dissolution, aujourd’hui en formuler la plus juste interprétation ? Faisant un rapprochement entre la fondation, par Lacan, de l’EFP, et la dissolution de la même EFP par le même Lacan, on peut développer l’idée que la dissolution aura été l’envers de la fondation et que fondation-dissolution participent, au fond, d’une même structure, celle de l’acte fondateur du sujet.
Il faudrait, bien sûr, que la psychanalyse guérisse un jour, pas trop tard, de la psychothérapie. Il faudrait introduire la cité, dans la psychanalyse (l’inverse ayant déjà été effectué). Il faudrait aussi situer la psychanalyse, comme toute autre discipline « psy », entre science et marché. Autant de « il faudrait » qui au fil de la réflexion permettent de saisir, les tenants et les aboutissants de l’ensemble de l’aventure psychanalytique, de l’origine freudienne, en passant par la refonte lacanienne,… et jusqu’à aujourd’hui.
La lutte contre l’empire de la médecine sur la psychanalyse, puis celle concernant l’emprise de la psychologie, renforcée en cela par le formidable développement/enveloppement des sciences humaines depuis l’Après-guerre, et qui s’infiltrent partout aujourd’hui jusqu’au niveau de la « nouvelle gouvernance », laquelle s’en sert pour gérer (quel vilain mot, « gérer » quand il s’agit de l’humain !), c’est-à-dire tenir ses populations au moyen du consumérisme et introduire l’illusion d’un sujet réduit à ne se préoccuper, comme on le lui enseigne, que de sa petite auto-entreprise, surcontrôlée par l’Etat, tout cela montre que l’envahissement des psychothérapies, comme l’arbre qui cache la forêt, fait partie d’un vaste ensemble insidieux et suspicieux à visée gestionnaire – et gestionnaire jusque de l’intimité des sujets -, qui se dévoile, se démasque petit à petit. C’est un peu nouveau dans l’Histoire et la plupart des psychanalystes n’avaient pas pris, semble-t-il, la mesure, ne s’y voyant inquiétés qu’au titre d’une poussée des psychothérapeutes, une lutte catégorielle, voulant les déloger de là où ils campaient, c’est-à-dire les détrôner de leur place dominante dans le traitement individuel du malaise dans la Kultur.
La formation du psychanalyste, plus précisément et rigoureusement, le passage du psychanalysant au psychanalyste représente ici le cœur de la réflexion, puisqu’il forme le point d’achoppement et de séparation d’avec le reste des pratiques professionnelles qui traitent du malaise et, plus généralement de toutes les professions accréditées, garanties, réglementées par l’Etat. La formation du psychanalyste ne se fait pas par une formation diplômante, universitaire ou institutionnelle privée, ni même par sélection cooptative (ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas dans les faits !). La formation du psychanalyste, c’est d’abord sa cure, sa psychanalyse poussée jusqu’à, non pas son terme, mais sa fin, ce qui n’est pas toujours équivalent, puis le moment de passage du psychanalysant au psychanalyste, l’amenant à ce changement de position du divan au fauteuil.
C’est un problème épineux, complexe depuis le début de l’invention freudienne, c’est une spécificité de la formation du psychanalyste, elle s’avère inacceptable pour l’Etat qui ne la reçoit que comme une atteinte à son autorité légale et qui n’a alors plus aucune prise sur un psychanalyste qui « ne s’autorise que de lui-même », même s’il faut y ajouter ensuite « et de quelques autres », qui ne sont en aucune manière des fonctionnaires de l’Etat. Réduire, de gré plutôt que de force, mais la force n’est pas à terme à exclure, la psychanalyse à l’une des psychothérapies ordinaires permettrait ainsi à l’Etat d’imposer ses évaluations et contrôles divers et de délivrer alors sa sacro-sainte, allez savoir pourquoi, garantie d’Etat.
… C’est ce qui, néanmoins, est pourtant en train de se cogiter, nolens volens. On sait, cependant, de sources bien informées, que c’était le projet du Dr. Accoyer, président de l’Assemblée Nationale,… avant l’élection présidentielle de mai 2012. Qu’en est-il depuis le bouleversement politique…?
Mais quel remède, face à cette situation, quel plan stratégique envisager de proposer à la soi-disant communauté analytique, si dispersée ? En d’autres mots, comment, pour nous psychanalystes, nous orienter ?
A la toute fin des propos, on peut énoncer ceci :
Les psychanalystes, français notamment, vont être sommés par l’Histoire, qui s’écrit en ce moment, de s’orienter, mais comment ? Il serait vain, même si c’est a minima très honorable, bien que parfaitement insuffisant, comme l’ont montré diverses tentatives par le passé, de se contenter d’une résistance. Faudra-t-il alors se résoudre, courageusement, à créer un espace politique où il deviendrait possible de débattre non pas de la place du psychanalyste dans la cité, mais , à l’inverse, de la place de la cité dans la psychanalyse, afin que non seulement la portée révolutionnaire de la découverte freudienne au niveau du sujet autant que de la Kultur ne soit pas perdue, mais qu’elle soit pertinemment et incisivement renaissante à la mesure des butées, voire des impasses, mais aussi des issues qui se profilent et seront proposées ou imposées dans les civilisations déclinantes ou émergentes où nous vivons.
La place de la cité dans la psychanalyse ? Ce serait quoi, pour vous ? Pour moi, cela consisterait d’abord à considérer que les analystes ne doivent pas renoncer, dans tous les lieux privés ou publics, les institutions de soins, à accueillir la cité, ses membres, ses représentants, dans la psychanalyse. Comment ? En ne baissant pas les bras, en ne renonçant pas, surtout pas, à se soutenir des signifiants « psychanalyse » et « psychanalyste », même s’il n’y a pas d’ « être » du psychanalyste, ce n’est pas pour autant, socialement et sociologiquement parlant, qu’il n’y a pas de psychanalystes pour et dans la cité. Y renoncer, se déclarer, par exemple, « psychiatre qui pratique, par ailleurs, (redoutable « par ailleurs ») la psychanalyse » ne convient pas. Pas plus que d’énoncer d’un air entendu que l’on est « psychologue à l’hôpital et psychanalyste chez soi ». Avez-vous remarqué que les quatrièmes de couverture des livres d’analystes ont changé ces derniers temps ? Jadis, on lisait qu’untel était psychanalyste, aujourd’hui la périphrase annonce, avec moult circonlocutions parfois, qu’untel « pratique ou exerce la psychanalyse à Paris ou ailleurs », mais aussi qu’il est « agrégé de l’université », « professeur des universités » ou simple « maître de conférences », « docteur en ceci ou en cela », de préférence docteur en médecine et psychiatre, « membre de ceci ou de cela », une institution prestigieuse de préférence, qu’il « dirige telle ou telle collection chez tel éditeur » réputé pour sa collection psychanalytique, etc.. Tout cela pour ne plus dire qu’il EST (on l’accuserait sans doute de n’avoir rien compris, qu’il n’y a pas d’être du psychanalyste), qu’il EST « psychanalyste», que cela s’appelle couramment et ordinairement comme cela dans le discours très ordinaire de tous les jours, et dans toutes les sociétés, depuis Freud. Que ce soit une prétention, certes, toujours à mettre et remettre à l’épreuve, on est d’accord, mais que, quand même, cette prétention, il lui semble avoir quelques éléments à faire valoir pour la soutenir.
Sinon, comment voulez-vous que le public, la cité dans la psychanalyse, en somme, y comprenne quelque chose ? Pour elle, un médecin est un médecin, un psychiatre un psychiatre, un psychologue un psychologue, un psychothérapeute un psychothérapeute. Un psychanalyste, dans ce cas, si l’on ne peut « se dire » tel, c’est quoi… ? La passe, dispositif inventé par un certain Jacques Lacan, si telle reste bien sa vocation, ne devait-elle pas servir à préciser la réponse à cette question : pourquoi quelqu’un, à la fin de son analyse, un sujet donc, maintient-il toujours son désir de passer à la pratique, d’occuper la place et la fonction de sujet-supposé-savoir, place et fonction qu’occupait jusque-là pour lui son analyste et dont il vient à l’instant de le faire chuter dans un désêtre, dans le décours même de sa propre destitution subjective ?